(anciennement sur le site Le Der des Coq(s) , (http://lederniercoquelicot.com/2015/11/13/unruhe )
UNRUHE
NOVEMBRE 2015
« Il arrive de sortir des films encore à un indéfinissable flottement, à une sensibilité sans attache et sans rapport au moment de l’entrée. La netteté du sens est dans les images, principalement dans l’ensemble de la durée filmique, et c’est maladroitement qu’on essaye d’en isoler tel ou tel segment, concentré de l’ensemble. Une citation de Léopardi est claire à s’approcher de ce flou sensible qui n’est pas l’insignifiant, mais plutôt « intensément, durablement et essentiellement vague et indeterminé ». Quand les séances sont démesurées, elles tracent leur sillon à l’excès, laissant sur le carreau les jours à un interstice entre une vision et un souvenir, désarmant toute réponse dans une critique, à ce « gouffre », gouffre de joie et d’affres entretenu avec les images.
Une « hyper sensibilité » est aussi objet de films. La cinéaste Marie Famulicki se filme dans le post traumatisme de son accident cérébral. Du nombre de personnes présentes dans la salle de cinéma lors d’une projection (déjà fin Septembre), on pouvait préjuger que son « histoire » avait ému par-delà l’affection des proches. L’ hypersensibilité aérienne, le titre du film, se forge en concept, à partir de la blessure du trauma, qui, si elle se referme, laisse cette cicatrice bien présente, visible et s’agrandissant dans le rapport au monde non refermé, fragilisant toute idée de retour. L’image prise par la réalisatrice, dès qu’elle le peut de nouveau, est instable. Elle est sensible de l’air, du moindre déplacement que l’on arrive à faire quand le coma est, de façon miraculeuse, à une sortie (période de coma traduite aux images d’irruptions volcaniques, avec un son coupé, silencieuses de magma indomptable et d’attente). Après cela, chaque geste se décline à l’étourdissement, au risque de la chute en même temps qu’à l’espoir impérieux de brasser l’air (avec l’invention géniale de coller une copie du tableau de Matisse sur un mur, Intérieur, bocal de poissons rouges, quand les poissons ne tournent plus de se dire qu’on peut se lever). Sur le cou de cette fille (un cou de « it girl »), il y a la trace d’entaille longue de l’opération au cerveau. Le film affronte une réinscription dans le monde, questionnant par le physique un rapport à la mort, comme encore tapi dans son ombre. Ce qui rentre dans le champ visuel, devient caisse de résonance d’un accrochage avec le réel. La difficulté d’écrire renvoie à la pathologie; une pierre filmée est comparée au corps lourd; un plan de la cour de Lariboisière tend l’imagination à cette symphonie de douleurs ressenties derrière les portes, à l’insupportable des vies arrêtés. Les proches lui tissent un manteau d’affection. On entend la voix de son compagnon, lire un extrait de son propre journal, en voix off sur une image de bleu du ciel strié du sillage blanc d’un avion, ou encore sur des graphiques d’encéphalogrammes, à tous ces signes extérieurs sur lesquels le lyrisme harponne une façon d’y croire, convoque une durée à advenir. Pour l’auteure, il s’agit de revenir, à ce qu’elle dit, d’une noyade. Le ressac de la mer est filmé à l’ambiguïté de la grève, mais aussi aux mouvements oscillants. Le moindre décalage, le changement même atmosphérique, sont glissements, de la perte des forces à ce que pourrait être une espérance. Lorsque la caméra scrute des visages dans des portraits photos de famille, une lumière extérieure efface les traits à chaque mouvement. Mais la lumière irradie, une surface de résistance y est palpable. L’opération a laissé un trou dans la tête; la hantise que le cerveau pourrait s’échapper par là est tournée à l’excès d’inquiétude jusqu’au rire voulu par la réalisatrice, ripant l’angoisse par consécution logique, à une aspérité mentale sur laquelle surenchérir. Ce n’est pas pour nous rassurer que l’humour fait le pied de nez à la pire des angoisses, mais parce qu’un réel qui a rapport au désir y excède, s’abstrait. L’hyper du sensible, de l’épiderme à une quête. Et le décalage, comme découlant de cette hypersensibilité à la moindre variation, crée carrément une scène d’humour vers la fin du film. L’accidentée se confronte avec le médecin qui l’ a opéré il y a plusieurs années de cela (le film se construit sur la durée record de dix années, avec un montage dans une résidence du onzième arrondissement). Le médecin ne se l’avoue pas totalement mais il est plus disert sur les détails médicaux de l’opération que sur le souvenir de la fille opérée. Alors qu’en contraste, Marie Famulicki n’a cessé de vouloir rencontrer celui qui l’avait sauvée. Le décalage est joué, non amorti, et par rapport au début, synonyme du grand vent de l’inspiration, d’un souffle léger. On choperait tous les verres de vin offerts à la sortie, pour d’une traite, les boire d’un soulagement de re-trouvaille auquel le film convie. Dans le mouvement de concert, les verres de convivialité sont prêts sur une table après la projection. Justement une table est filmée, dans le générique de fin: elle figure une pesanteur, où poser et prendre, où les multiples objets transitionnels de la taille de l’entaille que l’auteure collectionnait en activité compulsionnelle à s’identifier à ces centimètres de sauvetage et de béance (noix de 3 cm, babioles, jouets), sont échangés contre un autre objet (on ne dira pas lequel) laissant libre une idée de louvoyer, d’une bataille ouverte.
Dans la langue des signes, cinéma se dit d’une main passant sous l’autre, d’un glissement d’une ombre sur l’autre, comme des nuages se chevauchant. L’air ne s’use pas qu’à la métaphore, c’est plutôt des recouvrements d’intensité, comme du passage d’une intensité lumineuse à une autre, comme dans les films des Straub, du nuage passant sur ce soleil, qui compose un réel à une altérité de l’enregistrement.
À un niveau non comparable à Marie Famulicki, il arrive qu’un regard s’absorbe dans des glissements. Un regard vide se perd dans les nuages en fin de journée, aère le poids certain d’un cours. Pour Amaury da Cunha, les yeux au loin forment un motif. Il note la petite image qui sauve, rédemptrice, à une expérience de la prendre en photo, un soir : « j’ai alors le sentiment que la saisie de cette image me donne des ailes». Le point de vue flotte jusqu’à s’inverser, et il «regarde le monde du point de vue du nuage», mettant une visibilité aux abords d’apparaître (comme ces nuages parfaitement statiques d’Arbus projetés sur fond de ciel sombre qui «donne l’impression d’avoir repris leur course pour s’enfuir au-delà de l’écran», Marceline Delbech sur Diane Arbus). La différence entre les Russes («voir à partir du ciel» pour citer Godard) et les Américains s’invite à une quotidienneté, de ce qui ne passe que dans ce faux mouvement, aberrant voire abscons (différentiation qui augure de classement pour un archiviste dans un livre d’Audéguy, devant classer les livres de nuages; aussi pour des « chasseurs »). Pour qu’il reste aérien, on aimerait bien ne pas trop les prendre pour argent comptant des signes, ces nuages. Qu’ils paraissent juste néants mobiles, songes incertains, d’une incertitude non dénuée de parcelles mouvantes, «des vacances qui tirent à leur fin», des «peupliers miroitants», de «filer» ( « les vœux des étoiles filantes»), « à travers les volets clos » à « ce qui reste dans le regard», de «jeter le temps par les fenêtres» (M.Bernard). Fussent-ils noir d’orages prêts à en envoyer. Afin de se coudre la tête de fil bleu, de ciel bleu (Veronique Vassiliou et ses exactement 53 façons et demis de s’habiller comme autant de climats différents), de se saper de sensibilité d’air (Perec/Bogart). La réalisatrice Mika Ela Fisher (les mains courageuses dans le chaos du temps) , ex mannequin pour des grands couturiers, force le mélange des styles dans un film, de l’air respiré à l’air qu’on parait, elle en style aristocratique : la robe crée par ses soins (« être avec les ouvrières »), d’haute couture, se porte en parure de protestation, dans des ruines d’une ferme (qui va être détruite pour la lgv), à travers champs, ou simplement en atypique de posture de collision des temps, lorsqu’elle enfourche ainsi habillée la monture velib, peu commode au coeur de la circulation frénétique. La grande blonde couture l’hétérogène à autant de réfléchissements, rendant le progrès à une perte d’allure, voire une défiguration. Sensible à un passé, sa marche tonale est image de l’incongruité en elle-même face à un cours lénifiant penchant du côté des rentes d’instants. Vacantes mais de l’indexation passible en revers de l’oubli dans le cours des choses. Les nuages, images « cris des âmes exilés »(Cernuda).
Hypersensible. D’autres retournés des traumas développent, sans avoir le choix, cet à fleur de peau, qui fait glisser une sensation. Par exemple, des têtes pour lesquelles les jours de grosse chaleur ressuscitent le choc de la brûlure d’un accident. Les séquelles peuvent se rappeler au détour d’une impression, contre laquelle les théories psys restent lettre morte; c’est dans le corps que la brûlure est souvenue. Edgar Mint, jeune garçon percuté par une voiture, dans un livre de B.Udall (le destin miraculeux d’Edgar Mint), s’arqueboute à revenir du bond mortifère de cette route, de saisir l’instant coûte que coute. De vivre à l’accident, de se soustraire de ce bord à son fracas d’annonce de disparition, Angelopoulos fauché vers une fin de tournage, Jean Follain sur une rive parisienne à la sortie d’un café, Pierre Curie, Roland Barthes…nous rappelle un petit ouvrage de Jacques Josse, particulièrement vif à saisir dans les rais de lumière passante des phares, des rets mortels d’une allégorie de mort. Dans le cas de Mint, le bord vécu devient le signe de « la vie en zigzag » (« plein de ces détails, et ces observations éphémères »), et au bout des pages, l’accident résonne en creux, fondu d’une image à l’autre, glissement plus que passage, arrêt dans le fondu. « Fac(s) of live » (film de Maglioni et Thomson) se place précisément d’emblée dans une périphérie, au bord littéralement du périphérique parisien, avec une lecture à voix haute, d’un texte de Deleuze. Il y est question, dans une veine deleuzienne, de flux, et d’une présence résiduelle, d’un « inarchivé », inarchivable, qui en passe par des variations du jour, au « travail de nuit », quand nous sommes face images et que parfois, de certaines, quelque chose s’établit au milieu des courants. Un glissement peut-être en écho, pas forcement en preuve. Par ces nuits happées, hachées, comme chez Hong Sang-Soo, à l’instar du feuillet perdu, ou plus récemment chez Patrick Wang, bornés par les absences (the grief of others). Une entaille aux bords du présent, dont toute couture n’est pas recouvrement de son creux, mais comme le film de Marie Famulicki, comme à d’autres aussi, une variation précieuse, sur un chaos.
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« unruhe », terme allemand « qui correspond à « agitation », « tourment », « inquiétude », »trouble », »malaise », »affres », »anxiété », »intranquillité »(Helen Oyeyemi), aussi à la prononciation proche « d’une rue ». (« Quand j’ouvrirai la porte, quand je sortirai sur le palier, je saurai qu’en bas commence la rue, non pas le modèle accepté d’avance, non pas les maisons déjà connues, non pas l’hôtel d’en face : la rue, forêt vivante où chaque instant peut me tomber dessus comme une fleur de magnolia, où les visages vont naître de l’instant où je les regarde, lorsque j’avancerai d’un pas, lorsque je me cognerai des coudes, des cils et des ongles à la pâte de verre de la brique et que pas à pas je risquerai ma vie pour aller acheter le journal au kiosque du coin. » Julio Cortázar) »